Groupuscules d’ultra-droite : analyse d’une émergence identitaire décomplexée
Après le drame de Crépol, les groupuscules d’ultra-droite reviennent dans l’actualité, par leur action, leur manifestation et leur possible dissolution. Jean-Yves Camus, codirecteur de l’Observatoire des radicalités politiques et chercheur rattaché à l’IRIS (Institut des relations internationales et stratégiques) apporte son analyse.
Le Laboratoire de la République : Parlons-nous de groupuscules d’ultra-droite ou d’extrême-droite ? Quelle est la différence entre ces deux notions ?
Jean-Yves Camus : Le concept d’ultra-droite n’est pas un concept scientifique. Il a été forgé après que les anciens renseignements généraux aient été entièrement refondus dans ce qui est maintenant la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure), la grande différence étant que les renseignements généraux avaient le droit de surveiller les partis politiques. Il a fallu forger une catégorie pour désigner ce qui, à l’extrême droite du spectre politique, restait encore dans le giron du renseignement intérieur. Or ce qui restait dans le giron du renseignement intérieur, ce sont les gens qui présentent une menace pour la sécurité de l’État ou ceux qui promeuvent une idéologie raciste, antisémite, suprémaciste et qui tombent sous le coup de la loi. Donc le renseignement intérieur s’est retrouvé dans l’obligation de forger une catégorie qui apparaît au début des années 2010 : l’ultra-droite. Ultra, c’est à dire au-delà de la limite de ce qui reste dans le champ du renseignement, ce qui est une menace. Concrètement, cela veut dire que le Rassemblement national et désormais Reconquête sont des partis qui ne peuvent pas être suivis par le renseignement intérieur parce qu’ils cherchent à conquérir le pouvoir par les urnes, mais ceux qui souhaitent le conquérir autrement ou qui s’adonnent régulièrement à des activités de propagande ou de manifestations sur la voie publique et qui utilisent la violence ou la haine, ceux-là sont classés à l’ultra-droite. La pertinence du concept, pour nous, politistes, est relative parce qu’à l’intérieur de l’ultra-droite, il existe des gens dont les idées sont effectivement très radicales, hostiles à la démocratie par exemple, mais est-ce qu’ils sont un danger pour les institutions ? Pour moi, non. Ils ont une idéologie, certes radicale, parfois antidémocratique, souvent identitaire, avec parfois, pas toujours, une notion de suprématie de la race blanche, mais leur discours, à mon sens, n’est pas un danger imminent pour la sécurité des institutions.
Le Laboratoire de la République : Comment les partis politiques, notamment le Rassemblement national et Reconquête, se positionnent-ils par rapport à ces groupuscules ?
Jean-Yves Camus : Le Rassemblement national de 2023 n’est pas le Front national fondé en 1972. Il y a peut-être encore des militants de base du Rassemblement national qui ont un pied dans un groupuscule radical. Cependant, l’identité du parti, son positionnement comme acteur politique, n’est plus celui de Jean-Marie Le Pen et des fondateurs du Front national. En 1972, Jean-Marie Le Pen a fondé le Front national avec un numéro 2, qui, quand il avait 20 ans, portait l’uniforme nazi, c’est historiquement vrai. Mais cela ne définit pas l’identité du Rassemblement national de 2023.
Aujourd’hui, les membres du parti sont nationalistes, hostiles à l’immigration, à l’Union européenne et à toute forme de supranationalité. Le projet politique de Civitas qui a été dissous récemment, disait souhaiter l’abolition des lois de 1905 sur la laïcité et le retour du catholicisme comme religion d’État. C’est évidemment une atteinte aux institutions, au moins en paroles. Le RN n’a pas le même discours. Marine Le Pen n’a jamais parlé d’abolir la laïcité. Elle ne parle pas de remigration. Elle n’a jamais dit que l’islam était incompatible avec la République contrairement à Éric Zemmour. Le combat contre les idées du Rassemblement national et celles de Reconquête ne peut être efficace que si on évite les raccourcis hâtifs en se servant de l’histoire.
Il faut distinguer ce qui rentre dans la stratégie dite de normalisation de Le Pen ou dans la stratégie politique d’Eric Zemmour. L’extrême droite existe. Il y a eu longtemps un consensus établi des chercheurs pour avaliser l’utilisation de ce terme. Désormais il y a débat. Dans le monde anglo-saxon, on a tendance à utiliser le terme « droite radicale » et il me convient assez pour décrire les partis qui s’inscrivent dans le jeu démocratique tout en se démarquant du consensus par des propositions, au sens premier, « radicales » telles la priorité nationale et l’arrêt de l’immigration. Contrairement à la France qui n’a pas de définition juridique, les Allemands, pour des raisons historiques, ont été amenés à élaborer une définition de l’extrême droite comme de l’extrême gauche qui est utilisée par l’office de protection de la Constitution et les services de renseignement pour décider qui peut être mis sous surveillance. Les Allemands font la différence entre ce qui est extrême et ce qui est radical. Un parti a le droit d’être de droite et d’élaborer un projet politique assez radical dans l’ampleur des réformes qu’il propose à la condition de rester dans le respect de la loi fondamentale de 1949. Le parti est dit extrême quand le type d’État qu’il propose est condamné par la loi fondamentale, par exemple le retour au Grand Reich ou à une vision ethniciste de la citoyenneté allemande.
Le Laboratoire de la République : Quelle est la réalité aujourd’hui de ces groupuscules, leur idéologie, méthode et activité ?
Jean-Yves Camus : Plusieurs cartes ont montré dernièrement qu’il existait des groupuscules pratiquement dans chaque métropole régionale et dans beaucoup de petites villes : Thionville, Narbonne, Albi, Chambéry, Annecy. Les dissolutions des grands mouvements qui étaient Génération identitaire, l’Œuvre française et le Bastion social entre 2013 et 2021 ont obligé ces gens à contourner le délit de reconstitution de ligne dissoute en formant de petits groupes par scissiparité. Pour un groupe dissous, naissent X groupes qui ont chacun un intitulé différent qui se réfère, le plus souvent, à l’histoire locale.
Ils font partie de la mouvance identitaire, ce qui veut dire que ces gens sont des ethno différentialistes, c’est à dire qu’ils pensent que sur une terre ne peut exister que le peuple qui y a des racines millénaires et que les autres ne doivent ni y habiter ni se mélanger. Le sang fait la citoyenneté.
Pour comprendre leur idéologie, il faut s’intéresser à ce sujet sur la durée. Or on ne s’intéresse à cette mouvance d’ultra droite ou de droite radicale que lorsqu’il se produit un incident. Dès lors on n’a pas de repères historiques et on a l’impression que ces groupes ne font que se greffer sur un événement. Au contraire, ce sont des acteurs politiques permanents. Certains effectivement suite à la dissolution, se mettent en sommeil, d’autres continuent sous un autre nom et surtout il y en a qui produisent de la théorie. Academia Christiana, dont la dissolution a été annoncée par Gérald Darmanin, a publié un livre de 128 pages qui s’appelle « Programme politique d’une génération dans l’orage » (2022). Il ne faut pas penser que ces gens sont juste des écervelés qui échafaudent des plans pour abattre la République. Jean-Eudes Gannat, qui est l’ancien leader de l’Alvarium dissout, a écrit la préface du programme d’Academia Christiana avec qui il collabore. Il pose dans son texte cette question : pourquoi intituler « programme politique », le manifeste d’un groupe qui ne participe pas aux élections. Pour lui, un programme politique n’est pas quelque chose qui est destiné à arriver au pouvoir. Il explique que les lecteurs d’un programme électoral savent parfaitement celui que les différents partis présentent en période de campagne ne sera pas appliqué, ne sera pas l’action de l’État. Son objectif est de former idéologiquement des gens qui seront des « soldats politiques » (Dominique Venner), des propagandistes, des acteurs, des gens qui, par leur mode de vie, leur attitude, leur degré d’engagement, montreront qu’il est possible de faire de la politique sur d’autres bases que celle du système existant.
Le Laboratoire de la République : Les dernières mesures des autorités françaises à leur encontre tel que la dissolution sont-elles efficaces ?
Jean-Yves Camus : Les dissolutions ne sont pas entièrement efficaces parce qu’il est illusoire de vouloir éradiquer une mouvance politique. Seul le totalitarisme peut l’éradiquer, évidemment, il ne faut pas en arriver là. On est dans un Etat de droit, où l’on respecte les libertés publiques. Une démocratie est saine quand elle tolère dans son sein des gens qui la remettent radicalement en cause. Il y en aura toujours. La limite est la sécurité de l’État et des institutions mais on doit pouvoir dire qu’on est radicalement contre le consensus.
Entretien enregistré le 12 décembre 2023.