Les skins de Chauny et la scène musicale gabber : entretien avec Stéphane François

Il y a un peu moins d’un an, nous avions consacré un post à  la réapparition d’une extrême droite adolescente- lycéens et tout jeunes actifs ou inactifs- férue de look, de vêtements typés, et souvent nourrie de références White Power plus radicales (suprémacistes blancs et néo-nazis), à Chauny, dans l’Aisne, et dans la vallée de l’Oise. Le phénomène ne s’est pas éteint, au contraire et a vu l’apparition d’un nouveau groupe – les Nationalistes autonomes picards– qui s’est singularisé il y a quelques jours par la distribution de tracts anti-halal dans les boites aux lettres de la région.

Stéphane François, politologue et chercheur à l’université de Strasbourg, est un spécialiste des “sous-cultures” d’extrême droite (musique, esotérisme, etc…). Il vient de consacrer une longue étude aux jeunes gabberskins de Chauny, ville dont il est lui-même originaire, publiée dans les Cahiers de psychologie politique (voir ici). Il revient en détail sur le profil de ces jeunes, le contexte social,  le rôle joué par la scène musicale “gabber skin” et la concurence à laquelle se livrent différentes formations d’extrême droite pour les récupérer.

Vous vous êtes intéressés aux jeunes “gabberskins” de la région de Chauny, dans l’Aisne, qui affichent ostensiblement des symboles d’extrême droite. Certains d’entre eux se sont livrés à des actes de dégradation ou de violence raciste. Pouvez-vous nous dire qui sont ces jeunes et ce qu’est le mouvement gabberskin?

Je vais commencer par répondre à la deuxième question : les “gabberskins”. Le terme “gabber”, présent dans le langage courant néerlandais, signifie “ami” ou “pote”, et vient lui-même d’un mot yiddish.

Ce registre musical est né au Benelux, vers le milieu des années quatre-vingt-dix. Il s’agit d’un sous-registre de la musique “techno”, apparenté à  [la techno] “hardcore“, donc une variante agressive de la techno, qui se distingue par un rythme plus agressif, voire martial, mais festive. Ce dernier aspect attire donc un public plus radical et génère une ambiance plus tendue… Les “gabberskins” sont une dérive d’extrême droite de ce registre, comme il existe une tendance gauchisante. Il ne faut donc pas stigmatiser toute la scène gabber.

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Le mouvement “gabberskin” est d’origine néerlandaise et apparaît vers le début des années 2000. Dans ce pays, les “gabberskins” sont un problème de sécurité publique. C’est le cas aussi en Belgique. Pour la période 2001- 2005, un rapport de la Fondation Anne Frank a estimé à 125 le nombre de groupes de jeunes racistes se réclamant du “gabber” aux Pays-Bas. Ceux-ci ont été, selon ce rapport, à l’origine de 200 incidents, dont 140 violents et commis 41 agressions et 50 affrontements opposant jeunes Hollandais et jeunes immigrés. Toutefois, selon l’AIVD (l’équivalent des Renseignements Généraux aux Pays-Bas), seuls 5% des jeunes “gabber” peuvent être considérés comme des racistes.

Sociologiquement, les “gabberskins” de l’Aisne sont souvent issus de milieux modestes. Ils proviennent de famille monoparentale, précarisée, alcoolique ou violente… Par contre, il est important de noter que ces adolescents, provenant de milieux difficiles, ne sont pas “connus des forces de police”, selon l’expression consacrée. En effet, s’ils viennent de familles défavorisées, ils n’ont pas pour autant sombrés dans la délinquance.

Au niveau scolaire, ils sont soit déscolarisés, soit en lycée d’enseignement professionnel (LEP). Cette population est au trois quart composée de mineurs (dont un nombre important sont encore au collège), les majeurs ayant un rôle de meneurs (“intellectuels”). Ceux-ci ont environ 25 ans et un passé de militant d’extrême droite affirmé. Certains de ces leaders sont les enfants d’un responsable du Front national, connus pour leur militantisme, parfois violents. Ils sont en effet des habitués du tribunal (soient comme victimes d’agression, soient comme agresseurs).

https://cdn.tv-programme.com/pic/replays/3/30195.jpgEnquête exclusive : Police belge et gabberskins français
18/03/2012 à 23h00 •
Chaque week-end, des groupes de jeunes skinheads français appelés "gabberskins" débarquent dans l´ouest de la Belgique pour faire la fête. Cependant, ces gangs sèment le trouble dans la zone frontalière. Pour limiter leur affluence, les autorités belges testent une méthode venue des États-Unis : le "harcèlement policier".

Comment se fait le passage entre la scène musicale gabber, l’appartenance à un groupe et l’engagement politique?

Ce passage se fait assez naturellement. Premièrement, nous pouvons affirmer que cette scène musicale a amené certains adolescents vers l’engagement politique, et non l’inverse.

D’un point de vue sociologique, la musique exprime des contenus émotionnels suggestifs, suscite des sentiments et des humeurs. En l’occurrence, la musique des “gabberskins” exprime de la colère et de la haine. Les rythmiques violentes et agressives font de cette scène une scène exutoire, une scène cathartique, pour des adolescents ayant une vie difficile, à l’instar du football pour les hooligans. Et comme pour le football, il s’agit aussi d’un lieu d’embrigadement.

À partir de ce moment, et c’est mon deuxième point, le mécanisme d’embrigadement devient relativement simple : comme nous venons de le dire, ces jeunes recherchent dans cette musique un exutoire à un mal de vivre et à une déshérence sociale. Or, il n’y a pas dans en Picardie et dans le Nord-Pas-de-Calais de lieu jouant les différents registres de techno extrême (“gabber”, “Hardcore”, etc.).

En conséquence, les amateurs picards et nordistes de ce genre de musique se déplacent en Belgique (pays qui se trouve à 1h30, et parfois moins, de route de nos zones axonaises) pour trouver ce type de lieu. En effet, la Belgique est un pays connu depuis la fin des années quatre-vingt pour ses établissements, réputés, de musique “techno”. Au sein de ces établissements, nos jeunes fréquentent des salles réservées aux registres extrêmes comme la “gabber “. Là, ils y rencontrent des “gabberskins” locaux, connus, comme je l’ai dit précédemment, pour leur radicalité et pour l’ancienneté de leur militantisme extrémiste.

La fréquentation de ces établissements permet la mise en en place de certaines pratiques sociales affinitaires dans lesquelles dominent le relationnel et l’affectif. En effet, l’une des conséquences sociales importantes, outre l’attitude militante, est la constitution de clan, voire, pour certains de ces adolescents, d’une famille de substitution.

Paradoxalement cette même musique donne le sentiment d’appartenir à une communauté, à une tribu : la haine parfois rapproche. En effet, nous sommes face à des “hommes de violence”, pour reprendre la typologie de Birgitta Orfali. Dans sa typologie, l’homme de violence est celui dont la psychologie est tournée vers la notion de lutte ou de combat. Il se caractérise par une opposition violente à tout adversaire (individu ou groupe). Bref, il recherche l’antagonisme et le conflit. À partir de ce moment, l’embrigadement devient facile.

Y-a-t-il d’autres facteurs en jeu ?

Oui évidemment. Le contexte social et économique local est catastrophique. La région subit les effets de financiarisation de l’économie mondiale. Des entreprises florissantes ferment pour des raisons financières aggravant une situation locale déjà très difficile : cette région, de vieille tradition industrielle (sidérurgie, textile, chimie), a connu une vague de désindustrialisation importante au début des années 1980 et n’en s’est jamais remise.

Actuellement, ce sont les derniers ilots de prospérité qui sont touchés… Ainsi, à Chauny, au 31 décembre 2008, 27,4% des jeunes de 15 à 24 ans étaient sans emploi (dont 14,9% en chômage de longue durée) et 29,4% étaient sortis du système scolaire sans diplôme. Le nombre de familles monoparentales est aussi en augmentation depuis 1999 (20,6% en 2006 contre 13,5% en 1999). C’est catastrophique…

En outre, ces adolescents s’inscrivent souvent dans une tradition politique familiale de vote pour le Front national. Celui-ci obtient de très bons scores dans cette région, entre 17 et 19 % selon les élections.

L’abandon des références ouvrières des partis de gauche, au profit des classes moyennes, a permis au Front national d’investir le rôle de “porte-parole” des “Français d’en bas”, substituant le marqueur identitaire de classe à celui de race…

Localement, cette évolution nationale va se combiner à la fois avec une pauvreté endémique, dont je viens de parler, et avec un vote protestataire bénéficiant à ce parti. En effet, en 2007, lors des dernières élections présidentielles, ce parti a récolté 17,43% des suffrages. Aux dernières élections régionales de mars 2010, le Front national a amélioré son score de 3 points, passant à 20,24% des suffrages exprimés ! Enfin, il existe une banalisation des propos racistes/xénophobes dans certaines familles…

Quelles sont les relations entre les formations d’extrême droite (classiques ou pas type nationalistes autonomes) et ces jeunes? Constituent-ils un vivier pour le FN? De quoi sont ils le révélateur?

Effectivement, ces jeunes peuvent constituer un vivier pour le Front national, mais pas uniquement pour ce parti. Depuis quelques temps, je me suis rendu compte que ces jeunes gens attirent plusieurs partis/groupuscules d’extrême droite : le FN donc, mais aussi le Bloc Identitaire, via des tentatives d’approches de membres du Projet Apache (l’un d’entre eux a passé sa scolarité à Chauny), le Renouveau Français dans le Sud de l’Aisne et depuis peu la Troisième Voie de Serge Ayoub [dont se sentent proches les Nationalistes autonomes de Picardie]

Ceci dit, je pense que c’est le FN qui les attirera le plus facilement car des responsables du FNJ local les travaillent au corps depuis plusieurs années. Ce sont d’ailleurs ces responsables qui cherchent à imposer le terme “nationaliste” pour les qualifier, au lieu de celui de “skinheads”.

Ces tentatives sont compréhensibles d’un point de vue électoraliste. En premier lieu,  le contexte local est très favorable au Front national : l’électorat frontiste se maintient aux environs de 17/19% suivant les élections. Ainsi, en 2007, lors des dernières élections présidentielles, ce parti a récolté dans ce département 17,43% des suffrages. Aux dernières élections régionales de mars 2010, le Front national a amélioré son score précédent de 3 points, passant à 20,24% des suffrages exprimés.

Ensuite, nos “gabberskins” proviennent majoritairement de communes rurales proches de Chauny ayant très largement voté pour le Front national aux élections régionales de mars 2010 (dont 42% pour le Front national à Abbécourt, village des responsables locaux du FNJ).

On peut en déduire les points suivants : une majorité de ces jeunes ont des parents qui ont voté pour ce parti; ensuite, ils évoluent dans des milieux sociaux non seulement défavorisés mais aussi très imprégnés par les thèses xénophobes et populistes.

Des éléments vont dans ce sens : primo, leur attitude contestataire et leur rejet du politique, le “tous pourris” des démagogues d’extrême droite ; secundo, la très grande occurrence sur leurs blogs de certaines idées anti-immigrés, dont celle de la préférence nationale (les immigrés sont tous des délinquants et des dealers, ils prennent le travail des français, ils nous envahissent, etc.).

De fait, ces jeunes sont révélateurs d’une évolution identitaire de l’extrême droite. Leur attitude est en effet clairement un repli identitaire, celui-ci étant corrélé avec la notion de “race blanche”.

Nous sommes face à ce que Pierre-André Taguieff a appelé “la quatrième vague du nationalisme”, c’est-à-dire celle du repli identitaire contre la mondialisation, une mondialisation vue comme une machine à détruire les peuples et les identités. Il s’agit donc d’une volonté de repli “entre soi”, entre personnes de même “race”.Cela est parfaitement explicite dans les discours peu élaborés de nos “gabberskins”, en particulier ceux exprimés sur leurs blogs.

Propos recueillis par Abel Mestre et Caroline Monnot