Blood and Honour Nusantara : Analyse relationnelle d’une scène musicale extrême, le Darah & Maruah movement (Malaisie, Singapour)

https://shs.hal.science/halshs-02360137/

2019 : Cette communication s’intéresse à la scène musicale malaisienne Darah & Maruah [blood and honour], scène néo-nazie de RAC et de black metal apparue dans les années 2000. La formalisation des liens entre musiciens et groupes sous forme de graphes bipartis permet de mettre en évidence les acteurs les plus centraux, acteurs généralement investis de manière multiple dans cette scène. La question de la personne dans le black metal constitue un obstacle à l’objectivation scientifique et à l’analyse fine des trajectoires individuelles

extraits :

Les scènes RAC existent toujours aujourd’hui, elles sont cependant vieillissantes et n’ont guère su se renouveler musicalement – ce constat est également valable pour les scènes punks d’extrême-gauche. Dans les pays européens, une poignée de concerts clandestins sont organisés chaque année par les réseaux BH et Hammerskins mais l’audience ne dépasse qu’exceptionnellement la centaine de personnes. Les seules exceptions concernent des groupes ayant su fidéliser leur public au fil des décennies (Lemovice ou In Memoriam en France) et la scène italienne où le réseau des Casapound (centres sociaux d’extrême-droite) permet l’existence d’une scène musicale fasciste active. L’apparition d’un genre musical plus agressif, le black metal, a sans doute contribué à marginaliser le RAC.

La « deuxième vague » (là encore, il s’agit d’une construction a posteriori) apparaît en Norvège au début des années 1990 et attire rapidement l’attention médiatique en raison des violences qui l’accompagnent (meurtres, incendies d’églises – voir Moynihan et Soderlind, 1998). Elle provoque aussi un renouveau de l’esthétique metal, le black metal étant depuis l’un des genres les plus actifs
de la scène metal (Beauguitte et Pécout, 2019a). L’un des artistes les plus influents de cette deuxième vague, Varg Vikernes, seul membre du groupe Burzum, se met à écrire en prison des textes politiques mêlant paganisme, racisme et antisémitisme, ce qui va favoriser le développement du NSBMBurzum n’étant cependant pas un groupe NSBM. [Burzum = Varg Vikernes en est précisément la figure définitive]

Produisant des albums sombres, violents, aux textes généralement non compréhensibles à l’écoute, le NSBM séduit musicalement bien au-delà des seuls militants d’extrême-droite – ce qui n’était guère le cas du RAC. Le black metal en général revendiquant un côté misanthrope, nihiliste et choquant, il n’était pas surprenant de voir apparaître des svastikas sur les pochettes de disques ou des textes à la gloire d’Hitler. Comme l’écrit Olson à propos de la scène du milieu des années 1990, « swastikas and racism were largely provocations; one example of misanthropy among many. » (Olson, 2012). Taylor à propos de la scène norvégienne écrit quant à elle « Black metal’s appropriations of Nazism, along with satanism and Norse paganism, are also related to the scene’s propensity for misanthropy – its celebrations of violence and war, and discourses about survival of the fittest or purging the weak. » (2010). Si des groupes de NSBM existent un peu partout dans le monde, il s’agit d’un phénomène très marginal et peu de groupes se revendiquent ouvertement NS (Maspero et Ribaric, 2014).

En ce qui concerne les caractéristiques de ce sous-genre très marginal, on peut noter :

  • le nombre élevé de one-man-band,
  • le caractère très confidentiel des productions discographiques (les tirages à 14 ou 88 copies3 sont fréquents),
  • le très faible nombre de groupes donnant des concerts et la rareté de ces concerts (une poignée par an dans les pays européens).

Qu’il s’agisse du RAC ou du NSBM, il est souvent délicat de parler de scène
musicale au sens strict. En effet, le caractère confidentiel et clandestin des productions empêche le plus souvent que ces artistes puissent rencontrer leur public en dehors des forums en ligne. Il existe pourtant quelques exceptions en Europe (Italie, Ukraine) et, plus surprenant a priori, en Asie du Sud-Est, les scènes RAC et NSBM en Malaisie et à Singapour étant regroupées dans le Darah & Maruah Movement et formant, comme nous allons le voir par la suite, une scène musicale active et plurielle.

Le mouvement Darah & Maruah vise explicitement à unir groupes RAC et groupes metal de ce qu’ils considèrent comme l’aire culturelle malaise (Nusantara),soit la Malaisie, Brunei, Singapour et l’Indonésie.

Sur l’ensemble de la période, 47 groupes et 136 musiciens (le masculin s’impose, 135 sont des hommes) composent le corpus étudié.

31 de ces groupes sont membres du D&M, 24 étant en Malaisie et 7 à Singapour.

Le statut de ces 47 groupes est le suivant :
19 sont actifs aujourd’hui, 7 ont changé de nom, 2 sont en pause, 8 se sont séparés et l’information est inconnue pour 11 d’entre eux. Les dates de début des groupes sont manquantes pour 15, les dates de fin pour 7. En ce qui concerne l’appartenance des musiciens aux groupes, la date d’entrée dans le groupe manque dans 30% des cas (66 sur 230), la date de fin dans 20 % des cas (48).

En ce qui concerne les groupes membres du D&M, si 75 musiciens jouent dans un groupe et un seul, ils sont 16 à jouer dans au moins deux groupes et le plus prolifique, Andika, a été/est membre de 13 groupes différents – il anime également le micro-label Heritage Nusantara.

En ce qui concerne la composition des groupes, elle varie de 1 (2 one-man bands de metal et 3 groupes pour lesquels la composition est partiellement connue) à 15, l’instabilité des groupes comme de leur composition étant fréquente.

Ce type de catnet, impliquant une poignée de musiciens multipliant les projets avec ou sans message politique, supposant des compétences multiples (organisation de concert, animation de label, graphisme), est similaire à toutes les scènes musicales underground, quelle que soit la coloration politique (ou son absence) et le style (cf Gosling, 2004, sur les scènes anarcho-punk nord-américaine et anglaise).

Par rapport à d’autres cercles de black metal néo-nazi (le Sourthern Elite Club argentin ou le BlazeBirth Hall russe, voir Beauguitte et Pecout, 2019b), le D&M se distingue par sa grande diversité musicale, son nombre plus élevé d’acteurs et sa capacité à organiser des concerts, lesquels sont parfois annulés en raison de la pression conjuguée des autorités et des militants antifascistes locaux (Ferrarese, 2019).
Une originalité supplémentaire repose dans l’intégration réelle de la plupart de ces activistes dans la scène metal du pays. Jouant dans des groupes ouvertement néo-nazis et dans des groupes sans message politique, ils apparaissent tantôt dans des festivals généralistes, tantôt dans des festivals semi-clandestins et ultra-nationalistes.

Multiplier les projets, les pseudonymes, est aussi une stratégie permettant à la scène de se maintenir dans un contexte souvent hostile. Le fait que la Malaisie soit une dictature dirigée par un parti unique de droite nationaliste n’est pas nécessairement un atout, le metal ayant été régulièrement réprimé voire interdit dans le pays.

Choisir un nom de scène, et ce qu’elle que soit la pratique artistique, est banal.
Multiplier les pseudonymes est rare dans certaines pratiques (cf le cas Romain Gary – Émile Ajard) mais très fréquent dans d’autres, notamment dans les cultures underground ; Joe d’Amato (cinéma bis) signait ses films de façon multiple (David Hills, Dirk Frey, Peter Newton, etc.). Si le cas du black metal est un peu spécifique (cf infra), considérer que la personne civile et l’artiste ne forment qu’un seul et même individu ne semble guère poser de problème (la mort de Jean-Philippe Smet n’a pas provoqué un délire journaliste et
politique national en France, celle de Johnny Halliday si).

Selon le théoricien Philip Auslander, dans la musique populaire, on peut distinguer trois couches (« layers »):

  • « the real person (the performer as human being),
  • the performance persona (the performer’s self-presentation),
  • and the character (a figure portrayed in the song text) » (cité dans Waksman, 2009, p. 73).

Certains artistes du D&M poussent la logique plus loin et Andika prend un nom différent pour (presque) chaque projet dans lequel il s’investit (cf encadré). Ce cas limite se vérifie pour d’autres artistes de cette scène : le guitariste Black (pseudonyme pour les groupes Exothermix, Hikayat, Muntah et Slaydeath) utilise également Daeng Hitam (Jugra) et Black Kecik (Firasah) ; le batteur Apit
a utilisé les peudonymes Hafiz (Steel Crescent, Hikayat), Panglima Demang Bersiong (Singhasari) ou Blackgoats (Santau) – liste non exhaustive – et l’on pourrait multiplier les exemples. Cela renvoie parfois à un choix du groupe : les musiciens de Wraith portent tous des numéros ; dans Vetis, le pseudonyme doit commencer par SS. Tous ces pseudonymes ont été conservés mais ils ont été agrégés pour les représentations et les mesures ; un musicien peut avoir 5 ou 10 pseudonymes mais comprendre son rôle dans une scène musicale nécessite de pouvoir l’identifier comme un musicien et un seul.

Encadré 1: Neuf pseudonymes par personne ? L’exemple d’Andika
Andika est l’un des leaders du Darah & Maruah movement, propriétaire du label Heritage Nusantara, et impliqué dans de nombreux projets. Sa page metal-archives (consultée le 17 janvier 2019) recense 9 groupes actifs et 9 groupes passés. S’il utilise le plus souvent comme nom de membre Andika, il utilise également les pseudonymes suivants (nom de groupe entre parenthèses) : Daemonia Darkbearer (Banshee, Dexekrators, ce deuxième groupe étant issu de la séparation du premier), Daging Virus A (Meatcleaver), Asri (Raptor), N°5 (Wraith), Udin (Firasah), Daemonia Darkbearer of Bestial Warkommand and Blasphemik Howl of Pontianak (Hellscream), Daeng Andika (Jugra) et SS Warkommand (Vetis).

Si un musicien peut choisir des noms de scène différents, a priori la situation est différente pour un groupe, ensemble supposé à peu près stable de musiciens, identifiable par son nom voire son logo. Or, et cela était parfois explicite et parfois implicite dans les résultats relatifs au D&M, ce caractère clairement défini de l’objet est trompeur.
Si l’on prend l’exemple du groupe Momokz créé en 2009, devenu Momok en 2010 et Antaboga en 2011, est-il pertinent de considérer que les deux premiers ne font qu’un alors que le troisième serait fondamentalement différent ? Examiner la composition des trois groupes permet de justifier ce choix : 3 musiciens créent le groupe originel en 2009, 2 restent jusque 2011, date à laquelle la composition et le nom du groupe changent complètement. Avoir une attitude nominaliste en ce qui concerne les groupes n’est pas absurde : le nom d’un groupe est ce qui lui donne son identité, que ce soit sur scène ou sur disque. Malgré l’instabilité parfois très forte des formations, le fait de garder le nom originel a un sens pour le public du groupe.

Enfin, deux cas particuliers doivent être mentionnés : Wraith et As Sahar qui font
tous deux partie du D&M lors de la première partie de leur carrière. En 2014, la
composition du groupe Wraith change complètement, ses nouveaux membres choisissent de continuer sous le même nom mais en effaçant toute référence au nazisme. As Sahar choisit lui aussi d’effacer toute référence au D&M suite au départ de deux musiciens autour de 2012 ; l’un de musiciens les plus actifs du D&M, le batteur Apit, joue depuis 2017 dans ce groupe, ce qui explique la présence dans les données d’un As Sahar 1 et As Sahar 2.

Dès les origines du black metal, l’usage du pseudonyme plus ou moins évocateur s’impose. Comme l’écrit Patterson, en choisissant des noms de scène, le groupe anglais Venom

« inadvertently kick-started a tradition that would become almost mandatory within black metal »,

le leader Cronos expliquant dans une interview au magazine américain Sounds

« There are more than stage names. They are states of mind. It’s sort of a possession » (Patterson, 2013, p. 9).

Le groupe Bathory innove de son côté en refusant toute photographie promotionnelle, masquer voire effacer l’identité sociale des musiciens est une volonté explicite (id, p. 28).

La deuxième vague de black metal issue de Norvège ajoute un élément qui s’impose rapidement, le maquillage en noir et blanc nommé corpse paint. Si l’influence du groupe Kiss est affirmée par la plupart des acteurs de la « deuxième vague du black metal », l’ambition est différente, il s’agit tout à la fois d’effacer son identité sociale et de créer un univers inquiétant et malsain. Comme l’affirme alors Faust du groupe Emperor, « When we, under a gig or during a photo session, are using corpsepaint [sic], we are usually in a
state of mind that makes us feel like we are getting nearer darkness (and maybe even one with darkness)… At such events, I look at myself as one of the creatures of the night…child of darkness » (Plillipov, 2011).


2016 : Un groupe de Malaisie s’affiche “NS D-beat”

NS D-Beat 🤔 c’est du RAC de faf, pas besoin d’écouter. La D-beat est une scène antiraciste internationale depuis 45 ans.

https://cdn-asia.uniteasia.org/uploads/2016/06/barthata.jpgLe visuel promotionnel de mauvais goût avec mise en scène victimaire=identitaire de la censure.

translated as the following:

“World’s First National Socialist D-Beat

D-Beat is known as an exclusive music for the left-wingers, however, things have changed with the new release by BARTHAFAH. This is the first D-Beat band with national socialist ideals containing 8 songs that discuss Nationalism, Patriotism and NS. The record will be released by Heritage Nusantara Produktion, limited to 30 copies.”

Here’s the uncensored version of the band’s album cover with the swastika clearly visible:

barthafah

According to this link: http://www.metal-archives.com/bands/Barthafah/3540351297 Bartafah are said to be part of a right wing movement called Darah & Maruah PST TM.

 


Voir le film :https://laspirale.org/public/est-tenebres04.jpgA l’Est de l’Enfer – 2014