Un jeune militaire et un policier retraité sont suspectés d’avoir conduit un vaste trafic d’armes à destination de divers militants d’extrême droite. Le père du premier n’est autre que l’ancien leader du projet de dark ambient Les Joyaux de la Princesse

Un jeune militaire et un policier retraité sont suspectés d’avoir conduit un trafic d’armes à destination de divers membres de l’extrême droite. 89 armes ont été saisies et une dizaine d’acheteurs ont été identifiés. Parmi eux, un adolescent proche du groupuscule Division Martel et une figure de La Manif pour tous.

Aux environs de 6 h 20, le 14 novembre 2023, les effectifs du GAO empruntent un chemin de terre, franchissent le portail métallique donnant accès à un corps de ferme dans l’Orne. Le Groupe d’appui opérationnel de la DGSI oblique vers le bâtiment de droite que des militaires ont transformé en dortoir. La porte est ouverte. Les policiers pénètrent à l’intérieur et interpellent dans son sommeil Émilien Konofal. Dans le sac à dos contenant ses effets personnels : une arme de poing chargée à blanc, un poignard de combat et un drapeau représentant un « soleil noir », l’emblème gravé dans le quartier général des SS au château de Wewelsburg (Rhénanie-du-Nord-Westphalie).

Au même moment, deux cents kilomètres plus loin, dans un cabanon au fond de son jardin à Thouars (Deux-Sèvres), les policiers découvrent quatre pistolets, deux revolvers, un fusil de chasse, une carabine 22 Long Rifle, sept grenades et six cents cartouches de divers calibres. Le caporal Konofal n’achèvera jamais la formation qu’il était en train de dispenser à ses frères d’armes du 2e régiment de dragons.

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© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Dix minutes plus tôt, une autre équipe du GAO s’était approchée d’une villa à Solliès-Pont dans le Var. La colonne d’assaut s’est positionnée devant la porte d’entrée tandis que le reste des effectifs s’est déployé devant chaque volet fermé pour s’assurer que l’objectif ne puisse s’échapper.

Après avoir utilisé un ouvre-porte hydraulique, les policiers encagoulés pénètrent dans la villa. Au sortir de la cuisine, un homme leur fait face, l’arme au poing.

« Police ! Police ! », crient les membres du GAO.

Après un moment d’incertitude, l’individu aux cheveux poivre et sel finit par lever les mains tout en prenant garde de bien pointer le canon de son arme vers le haut. Ensuite, il se baisse puis dépose son arme à terre. Un premier policier le maintient en joue tandis qu’un second éloigne du pied l’arme de poing et qu’un troisième lui passe les menottes. Jean-Paul Caviggia se laisse faire, il connaît la musique. Huit mois plus tôt, il était encore policier.

Chez lui, ce sont trois carabines, un mortier, huit pistolets, dix revolvers et la bagatelle de vingt-huit fusils dont deux kalachnikovs qui attendent qu’on s’en serve. Au total, 89 armes de poing ou d’épaule ont été saisies cette nuit-là dans une série de perquisitions qui devait aboutir à la mise en examen pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle » et « trafic d’armes » de quatre hommes âgés de 17 à 58 ans, écroués dans la foulée.

L’ampleur du trafic d’armes révélé aujourd’hui et les fonctions occupées par ces deux meneurs présumés, le jeune militaire Émilien Konofal et le policier retraité Jean-Paul Caviggia, font de ce dossier peut-être l’un des plus importants, pour ne pas dire le plus inquiétant, de tout le contentieux du terrorisme d’extrême droite.

À la poursuite de « John Doe »

L’enquête a débuté, presque par hasard, avec l’interpellation en juin 2023 de Hisham Lebbar, 20 ans, originaire de Chambéry (Savoie), pour avoir menacé de tuer son frère avec un couteau. En garde à vue, Hisham, né d’un père marocain et d’une mère japonaise, se revendique du national-socialisme… Parmi ses lectures : Mein Kampf. Parmi ses selfies : lui en train de faire un salut nazi.

Et puis un colis de forme longue posé à côté d’un tas de bois à l’extérieur du domicile familial. Sur l’étiquette, l’expéditeur, un certain « John Doe [Monsieur Tout-le-monde en anglais – ndlr] » résidant « rue du désespoir ». À l’intérieur du colis : une carabine Luigi Franchi de calibre 12. Un fusil de calibre 8×57 est également découvert (ainsi qu’un gilet tactique et des produits servant à la fabrication d’explosifs).

Lors de sa première audition, le jeune homme confirme s’être procuré les deux armes longues auprès de John Doe, contacté sur la messagerie Telegram, « une personne virtuelle » qui se présente « comme un vendeur honnête ». Les premières investigations auprès des entreprises Chronopost et Mondial Relay permettent de déterminer que l’individu qui se cache derrière le pseudo de John Doe (mais aussi d’« Anne Honnyme » ou de « Jean-Michel Aulas »…) envoie des colis (trente-cinq en cinq mois par le biais du seul Mondial Relay) et perçoit, en échange, des fonds de la part d’une douzaine de personnes, la plupart âgées de 20 à 22 ans, dont neuf sont catalogués par la DGSI comme « proches de l’ultradroite ».

Une arme dans le sac à main

Parmi eux bien sûr, Hisham Lebbar dont le Parquet national antiterroriste retient qu’il discute projet d’attentat avec un autre néonazi se faisant appeler « Heinrich » (probablement en référence à Himmler, le chef des SS) tout en cherchant des adresses de la communauté juive, du Parti socialiste ou encore d’un club LGBT+ à Chambéry. Contacté, son avocat, Me Romain Ruiz, conteste tout projet d’attentat de son client : « Cet homme n’a jamais eu de véritable projet terroriste. Quelles que soient ses idées, il n’a pas à subir les errances d’un parquet antiterroriste, qui a manifestement cassé sa boussole. »

On compte aussi dans la clientèle de John Doe un mineur de 17 ans, proche du groupuscule de la Division Martel. Un adolescent qui, selon la DGSI, aurait participé en avril dernier, avec une vingtaine de néonazis parisiens, à l’agression d’élèves du lycée Victor-Hugo. Plus incongru, la diplomate et figure de La Manif pour tous Anne Coffinier, fondatrice de la Fondation pour l’école (qui soutient les écoles privées hors contrat), a passé en mai 2023 une commande pour un montant de 500 euros au trafiquant d’armes.

Contactée, Anne Coffinier reconnaît avoir acheté à Émilien, le fils d’une amie, « une petite arme de collection du début du XXe siècle, hors d’état de fonctionner, destinée à être mise dans un sac à main de femme, couverte partiellement de chatterton et dont un petit clou dépassait ». Arme qu’elle a finalement renvoyée et dont elle s’est fait rembourser l’achat. « Ma perspective à moi, certes mal informée et maladroite, était purement défensive », précise-t-elle (lire l’intégralité de sa réponse en annexes).

“Et genre, une grenade, je vends ça aux natios 200 euros. [Aux barbus] c’est 400 et elle va leur péter à la gueule !”
Un trafiquant d’armes d’extrême droite

À partir des écoutes judiciaires et de la lecture des échanges sur Telegram, les policiers apprennent que John Doe vend une Sten MK II (un pistolet-mitrailleur britannique) à 650 euros pièce, les deux grenades défensives 350 euros ou encore le pistolet de Manufrance Policeman 700 euros « avec boîte, notice et deux chargeurs compris ». Ça, du moins, ce sont les tarifs en vigueur pour les gens d’extrême droite.

Dans le cadre de l’enquête judiciaire, une infiltration est mise en place par le service interministériel d’assistance technique (SIAT). Le 31 octobre, le trafiquant d’armes propose différents produits au policier cyber-infiltré sur Telegram. « Par contre tu vends pas aux barbus ? », le relancera ce dernier. « Je dois pour combler les fins de mois, prétend le trafiquant. Mais on va dire que j’opère des modifications sur les cartouches et les armes avant de leur vendre… Des modifications “intéressantes” et je leur vends beaucoup plus cher. […] Et genre, une grenade def [défensive – ndlr], je vends ça aux natios 200 euros. À eux, c’est 400 et elle va leur péter à la gueule ! »

 

Les enquêteurs de la DGSI découvrent que l’homme qui se cache derrière le pseudo de John Doe s’appelle en réalité Émilien Konofal et est militaire. « Un soldat complet » avec « d’excellentes capacités intellectuelles », selon sa hiérarchie. Depuis qu’il s’est engagé en 2020, il a effectué des missions au Sénégal, en Martinique, a patrouillé dans les rues de Paris dans le cadre de l’opération Sentinelle. Cependant, lors de sa première notation en 2021, deux supérieurs le mettent en garde quant aux personnes qu’il fréquente afin qu’il ne s’écarte pas de la voie qui lui permettra d’effectuer une belle carrière. On n’en saura pas plus sur les raisons de cette alerte.

L’enquêteur de la DGSI qui l’interrogera lors de sa garde à vue lui demandera :

« Êtes-vous raciste ?

— Non, je ne pense pas », répondra Émilien Konofal.

Le militaire de 21 ans, encarté chez Reconquête, le parti d’Éric Zemmour, arbore sur son épaule gauche une rune d’Odal tatouée (le sigle de la 7e division de la Waffen-SS, tristement célèbre pour ses crimes de guerre), commande sur Internet une bague avec un aigle et un svastika mais réfute toute adhésion à l’idéologie néonazie.

En même temps, il dira connaître « les codes » de l’extrême droite la plus radicale grâce à son géniteur, aujourd’hui pédiatre renommé, autrefois unique membre du groupe de musique industrielle nommé Les Joyaux de la princesse. « Il a traîné dans toute l’Europe dans les milieux de l’ultradroite donc oui, il y a des passifs, expliquera Émilien à propos de son père. Typiquement, il a été invité plusieurs fois à fêter le Nouvel An chez les Degrelle [Léon Degrelle était ce collaborateur belge ayant combattu sur le front de l’Est, devenu après la guerre un ardent défenseur du nazisme ainsi que des thèses négationnistes – ndlr]. »

Les références nazies des Joyaux de la Princesse

Le groupe du père d’Émilien Konofal, Les Joyaux de la Princesse, a cosigné en 1989 un disque avec Death in June, groupe de dark folk célèbre pour jouer avec les codes de l’esthétique nazie. En 1994, il a participé à une compilation intitulée Zyklon B (avec d’autres groupes comme Final Solution), dont les copies étaient emballées dans un bidon de... Zyklon B, l’insecticide utilisé dans les chambres à gaz des camps d’extermination. En 2004, il a publié l’album In Memoriam en hommage à Philippe Henriot, figure de la collaboration, secrétaire d’État à l’information et à la propagande du régime de Vichy en 1944.

Contacté par mail, le père d’Émilien n’a pas répondu à nos questions. Selon nos informations, le père et le fils avaient coupé les ponts depuis des années.

Le « vivier » des groupuscules néonazis

Pour le reste, le caporal Konofal racontera avoir commencé son commerce en 2021, à son retour de mission du Sénégal. Sa compagne étant enceinte de leur premier enfant et les prix augmentant, leurs deux salaires (elle officie dans le même régiment que lui) ne suffisaient plus, selon lui, à couvrir leurs frais. « Je ne me voyais pas me priver, manger moins de viande ou autre, à cause de l’État. Je ne trouve pas normal de ne pas pouvoir vivre dignement avec seulement mon salaire », se justifiera-t-il.

Alors le caporal Konofal commence par acheter sur Internet des petites armes, légales, qu’il retape afin de les revendre plus cher. À force de discuter avec ses grossistes, on lui propose des armes supposées ne pas se trouver dans le commerce. Et la petite entreprise d’Émilien se développe. Il crée sur Telegram une chaîne baptisée « La Cave » sur laquelle il expose de manière détournée ce qu’il a en rayon.

Générées par un logiciel d’intelligence artificielle, des illustrations représentent des bouteilles de vin sur les étiquettes desquelles sont écrits par exemple « Luigi » (qui fait référence au modèle), « année 2005 » (pour le modèle de l’arme) et « 12° » pour le calibre… Il fréquente la chaîne « La Brocante survivaliste » et les plus fermées « DAF » (pour Division aryenne française) et surtout la « Cellule anti-gauchiste NSF » (pour national-socialisme français).

« C’était un vivier, à l’époque, déclarera-t-il en garde à vue. Pour vendre des armes. »

Sur cette dernière chaîne, huit jeunes, dont Konofal, s’échauffaient à propos des antifascistes, des étrangers et de n’importe quel mouvement libertaire et se promettaient de s’en prendre à ces différentes communautés. « Moi, je vois des gens qui sont perdus et je me dis que je vais pouvoir faire du chiffre sur eux », prétendra le militaire à propos de ses camarades des chaînes néonazies sur Telegram.

Il va jusqu’à leur proposer, moyennant 150 euros par personne, un stage de tir et de combat dans les environs de Carcassonne (Aude) où il passe ses vacances d’été. Un projet qui ne se finalisera pas, selon lui, parce qu’il aurait réalisé la dangerosité de ce genre d’activité.

Le rapport à la morale du trafiquant d’armes est à géométrie variable. « Si quelqu’un fait une dinguerie et tue des gens dans la rue avec une arme, c’est sa responsabilité, pas la mienne. Vous me faites remarquer que vendre des grenades à une personne susceptible de faire n’importe quoi avec devrait me poser un cas de conscience. En fait, non », résumera-t-il lors de sa première audition. Contacté, son avocat, Me Stéphane Babonneau, n’a pas souhaité faire de commentaire.

L’appât du gain est tel que le caporal Konofal n’hésite pas à proposer un contrat à un adolescent de 17 ans, « Obélix88 » (88 en référence au h, la huitième lettre de l’alphabet, pour « Heil Hitler »). 10 000 euros pour tuer un homme ; l’assassinat aurait été commandité par « des mecs de Marseille ». Le jeune homme va être lui aussi mis en examen.

Celui-ci, qui sert de rabatteur pour le trafic d’armes de Konofal, est issu d’une famille musulmane d’origine algérienne liée au grand banditisme (voir l’encadré), ce qui ne l’empêche pas d’affirmer croire aux dieux nordiques, de professer que le nationalisme est « quelque chose de beau » et être convaincu que Marine Le Pen serait en mesure de redresser la situation économique de la France. Entendue comme témoin, sa mère décrira un fils qui ne veut plus qu’on l’appelle par son prénom arabe, un enfant « matrixé » par des « racistes » et des « fachos ». Contacté, l’avocat de l’adolescent, Me Thierry Chamon, n’a pas souhaité faire de commentaire.

En garde à vue, l’adolescent racontera avoir fait la rencontre d’Émilien Konofal dans un bar à Paris. Le militaire lui aurait fait part de son souhait d’une guerre civile en France, qu’il suffirait de s’en prendre à une mosquée, que « les banlieues allaient chauffer comme en 2005 quand un “négro” et un “bougnoul” [sic] sont morts, les cités étaient en flammes ». Des propos qu’Émilien Konofal contestera avoir tenus.