Mai 1995 en France. Jacques Chirac vient d’être élu président de la République. Le pays est suspendu au résultat des prochaines municipales. L’ambiance est au tout politique et le maire PCF du Havre, Daniel Colliard, sait bien que le RPR Antoine Rufenacht risque de lui ravir la plus grande ville communiste de France. Le 1er mai, Jean-Marie Le Pen a fait défiler ses troupes à Paris devant la statue de Jeanne-d’Arc. Quatre skinheads venus dans les cars du parti frontiste passent en trombe devant le pont du Carrousel, voient deux Maghrébins se tenir par la main, estiment qu’il est temps de « taquiner du pédé, craquer du crouille » et poussent Brahim Bouraam dans la Seine. Il se noie. Indignation nationale, Mitterrand jette une brassée de fleurs dans le fleuve.
Le 7 mai, quand la police repêche un corps dans le bassin Vauban du Havre, personne ne songe à la violence raciste. C’est encore un suicidé, un accidenté, pense-t-on. La section opérationnelle spécialisée de l’inspecteur Daniel Blondel lance un appel à témoins pour identifier le mort. Le 11 mai, dans le quartier du Bois-de-Bléville, fait de chômage et de béton, Zouina Bouhoud s’alarme. Elle a vu l’appel à témoins, craint qu’il ne s’agisse de son fils adoptif Imad, âgé de 19 ans, diabétique et disparu depuis le 14 avril. Avec son mari, elle se rend au funérarium et identifie le corps.
La devise des SS gravée dans la peau
Au même moment, dans la ville basse, un skinhead âgé de 22 ans, tout juste sorti de prison, est interpellé dans un commerce de vêtements pour avoir tenté de passer un chèque volé. C’est David Beaune. Il entre et sort de prison depuis qu’il a 16 ans. Il a la croix gammée tatouée sur le corps, la devise des SS gravée dans la peau. Il sait que son arrestation peut lui coûter cher. Il est en récidive. La police perquisitionne son minable meublé du quartier de l’Eure et le skin s’aperçoit que l’ami qu’il héberge a tout saccagé chez lui. Il s’agit d’un autre crâne rasé âgé de 19 ans, Mickaël Goncalvès, tout juste sorti de chez les parachutistes de Tarbes. Goncalvès lui a même piqué ses disques de la Waffen SS. C’en est trop.
« J’ai peut-être quelque chose à te dire », murmure en garde à vue le skin à l’inspecteur Olivier Boulard, qui connaît la mouvance sur le bout des doigts pour avoir élucidé une sombre affaire de violences un peu avant. « Mais est-ce que ça peut me rapporter quelque chose ? ». « Je l’ai laissé venir », raconte le policier. Après trois auditions, en toute fin de garde à vue, Beaune avoue qu’avec Goncalvès, il a rencontré Imad Bouhoud le 18 avril, aux abords de la gare SNCF. Sous le prétexte bizarre d’essayer une arme qui ne fonctionne pas, le groupe va vers le bassin Vauban. Beaune attrape le jeune par le col, Goncalvès le pousse à l’eau. Imad, complètement ivre, se débat un peu et sombre. « Un de moins », exulte Beaune. Meurtre raciste précédé d’un guet-apens ou violences mortelles ?
Vu le tapage lié au meurtre de Brahim Bouraam, vu le contexte électoral, vu les violences racistes et les assassinats qui ont accompagné ce début d’année politique, la police craint le pire tandis qu’un juge met en examen Beaune pour non-assistance à personne en danger et délivre un mandat d’arrêt contre Goncalvès.
La police tape partout où les skins ont été vus : dans le bunker et le fort de Sainte-Adresse, près de la plage, dans le quartier de l’Eure. Sans succès. Elle garde surtout le couvercle sur l’information, car elle sait bien qu’elle est explosive. Mais, le 20 mai, Le Havre-Libre révèle l’affaire, raconte que Goncalvès est en fuite et détaille que la victime « savait nager » selon sa famille.
Le 22 mai, après un week-end où la tension est montée dans le quartier, les jeunes explosent. Ils se regroupent dans le quartier du Bois-de-Bléville vers 20 h, veulent manifester, se dirigent dans le quartier de pavillons de Sanvic avant de s’arrêter devant le Bar des Témoins. Un estaminet connu pour accueillir depuis des années les skins et leurs amis parisiens. C’est l’émeute. Les jeunes massacrent la façade à coups de pierres, s’en prennent aux consommateurs et la police fait refluer la révolte jusqu’au funérarium. Les émeutiers grillent des voitures et des poubelles. Les sapeurs-pompiers, mal avisés, débarquent en plein champ de bataille. Un cocktail Molotov s’écrase sur leur camion. « Ils ont voulu nous tuer. »
« J’ai bien rigolé quand il est mort le bicot »
Une marche blanche est organisée le 24 mai, elle tourne à l’insurrection en plein centre-ville. Tant que Goncalvès n’est pas « serré », les commerçants craignent le pire et la ville succombe au jeu des rumeurs. Le corps d’Imad était incomplet : est-ce le résultat de trois semaines dans l’eau et des crabes ou l’effet de la cruauté des skins avant qu’ils n’abattent leur victime ? Des cadavres d’arabes ? Il y en aurait des dizaines dans les bassins. Le skin n’est pas arrêté ? La justice et la police sont partiales. Des spécialistes de la guérilla urbaine vont arriver du « 93 », des skins d’Angleterre et l’affrontement sera terrible. La presse révèle que Beaune, la veille du meurtre, est passé à un meeting de Bruno Mégret au Havre, alors n° 2 du Front National. Collusion ? Incitation à la haine ? L’ambiance est plus que jamais explosive.
Le 1er juin, parce que le juge Christian Balayn a placé les parents de Goncalvès sur écoute et qu’ils se sont montrés bavards, la police débarque au domicile portugais d’un grand-parent du fugitif et l’arrête. Il reconnaît globalement les faits, mais accuse Beaune d’être le principal responsable du drame. Les rumeurs cessent. Comme Goncalvès a la double nationalité, il est jugé au Portugal après bien des péripéties. Il fait le salut nazi en début d’audience et se voit condamné à dix-huit ans de réclusion.
Ce n’est que le 10 décembre 1997 que s’ouvre le procès de Beaune devant la cour d’assises de la Seine-Maritime. Il se dit « complice », mais pas auteur. Il est pourtant mis en examen pour meurtre. Il écrit à une amie dans des lettres sorties du parloir : « J’ai bien rigolé quand il est mort, le bicot. » Alors, seulement complice ? « Trop facile », grogne Me Dominique Tricaud, avocat de SOS-Racisme et de la famille Bouhoud. L’avocat reprend le dossier et brandit deux cahiers d’écolier. Ce sont les écrits d’un « néonazi de France », des cahiers rédigés par Beaune pendant sa détention. Il y avoue et y glorifie sa haine du juif, de l’arabe, défend l’idée de créer des camps de concentration dans le bocage normand, hurle sa détestation de l’autre et s’avoue sans aucun remords. Comment décrit-il le drame ? « Cette nuit-là, la folie de la mort a envahi tout mon être. J’avais envie de cogner. De frapper. Nous avons rencontré Bouhoud aux abords du bassin Vauban, nous l’avons précipité dans l’eau glacée. Sans un cri, sans un hurlement, son corps a coulé. Ma soif de sang était assouvie. » Il est condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle.
Beaune et Goncalvès, des loups solitaires ? Pas vraiment, comme la suite de l’affaire va le démontrer. Pendant le procès de Beaune, un ex-skin, Michel Huquet, témoigne. Il dit que Beaune est le plus violent, qu’il est sans doute le plus coupable. Menacé après le procès, il pousse la porte de l’inspecteur Boulard et détaille une autre scène de meurtre. En 1990, il a 15 ans. Il est un jeunot dans cette bande qui ne jure que par « la bière, la baston, la baise ». Il voit ses mentors, Régis Kérhuel – le bassiste des Evil Skins qui chante les louanges du Zyklon B – et Joël Giraud, forcer un jeune Mauricien, James Dindoyal, à avaler une bière empoisonnée. Elle contient de la soude caustique. La victime est jetée à la mer depuis une digue, arrive à se réfugier chez un médecin et meurt trois semaines plus tard, les intestins rongés, à l’hôpital du Havre. Le drame a lieu dans la nuit du 18 au 19 juin 1990. « Ce soir-là, témoigne Michel Huquet, Joël Giraud voulait casser du boucaque. » Boucaque ? Une contraction raciste de bougnoule et de macaque. C’est Kérhuel qui a accueilli Beaune dans la mouvance skin.
Les deux crânes rasés condamnés à vingt ans de réclusion
Arrêtés, les crânes rasés crient leur innocence. Leur passé ne plaide pas en leur faveur. Précurseurs du mouvement skin en France, ils ont rejoint les Jeunesses nationalistes révolutionnaires de Serge Ayoub, ce fils de magistrat surnommé Batskin et devenu porte-parole des crânes rasés de France. Régis Kérhuel a été arrêté des dizaines de fois. Toujours pour des violences. « Je n’ai pas pu participer au meurtre, j’étais à Paris avec Serge Ayoub », plaide Kérhuel lors de son premier procès en octobre 2000. Ce dernier croit que son grand ami va le sauver, lui donner un alibi. Batskin a suivi les audiences à distance. Il est convoqué à la barre. Il sait qu’un témoin, dont personne n’a pu vérifier la version, l’a placé sur les lieux du crime. « Ce jour-là, j’étais dans un avion qui allait au Japon ». Ayoub « lâche » son frère d’armes.
Les skins, si c’est baston tous les jours, c’est aussi un milieu où règnent la trahison et la veulerie. Les deux crânes rasés sont condamnés à vingt années de réclusion criminelle. En 2002, le verdict est confirmé en appel. La sanglante saga des néonazis du Havre s’achève derrière les barreaux.